Passages de la ligne
Questions
“On lit pour poser des questions”, dit un jour Kafka à un ami. On peint, on regarde des tableaux pour poser des questions, semble nous dire Baptiste dans ses tableaux les plus récents. Questions simples et apparemment naïves: où faut-il chercher l’oubli ? Comment ne penser à rien ? Où commence le ciel ? Que peut-on écrire sur la mer à part le nom des océans ?
L’ouverture de la question est celle du tableau, comme une sorte d’espace où l’impersonnalité de la phrase interrogative part à la rencontre d’une singularité que le dessin prend en charge. L’espace commun, l’espace de flottement entre les deux gestes, entre les deux régimes de signes - d’un côté, l’image et de l’autre, la légende, toujours en dessous - serait celui de la couleur qui les estompe, les dilue, les garde ensemble.
Peinture interrogative, sans aucune emphase affirmative: c’est ce qui me touche dans les tableaux de Baptiste. Si la question m’est posée par le tableau, elle l’est aussi à tous, au peintre comme à moi. L’auteur de la toile n’en sait pas plus la réponse: il ne détient pas l’autorité d’une réponse; il propose une forme, une méditation. Pas de rébus ici, pas de clé. Même lorsque le tableau cache et montre, dans le même mouvement légèrement ironique, le sens de son interprétation, le tremblé de la question persiste. Suffit-il de pencher la tête pour entrevoir des fantômes ? nous donne à voir la Méditerranée renversée, méconnaissable, avec une allure inquiétante de spectre. L’opération est à la fois très simple et réjouissante comme les anamorphoses. Soit, je repenche la tête et je vois la carte, dont les frontières ont été gommées, une carte que je ne vois pas ainsi habituellement - mais j’oublie le fantôme que je voudrais maintenant retrouver sous le paysage connu.
Suffit-il, en effet, de pencher la tête pour que les fantômes apparaissent ? Aurions-nous à si bon compte un tel pouvoir d’évocation ? Devant cette toile, je me demande si ces fantômes me font peur ou m’enchantent; je me demande si tous les revenants dont je pourrais (ce n’est qu’un conditionnel, presque un voeu de l’esprit) rappeler la présence par cette opération magique sont là pour mon plaisir ou mon tourment.
La question que pose chaque toile me paraît toujours d’une étrange douceur, douceur qui n’exclut pas que, sur le chemin de la question, ce soit la perte, la disparition, l’évanouissement que je rencontre, douceur qui peut donc être aussi spectrale. Je ne sais pas d’où vient la question; elle est là, avec la force d’une évidence, question banale, entendue tous les jours mais redonnée. Questions comme celles des enfants: posées avec aplomb, sans ambage, je serai tenté de dire: de front. Sans doute faut-il y répondre, ou plutôt se rappeler que vivre c’est être parmi ces questions, sans solution immédiate. Un étonnement modeste, un peu rusé aussi, sachant jouer des mots et des signes: voici la position que Baptiste nous fait partager devant le monde.
(Dominique Rabaté in « passages de la line » carnet d’exposition, Isatanbul, 2000)